HALLADJ (AL-)

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Attachante figure, à la vérité, que celle d’al- ネall dj, mystique musulman mort sur un gibet, à Bagdad, pour avoir chanté l’amour de Dieu en des termes que l’islam officiel jugea blasphématoires. Depuis que Massignon lui consacra, en 1922, son livre monumental, sa personne se profile, à la fois sublime et pathétique, derrière toutes les grandes études sur la mystique comparée. L’expérience fulgurante de ce «pèlerin de l’absolu», dont la rançon fut la mort sur la croix, est, incontestablement, un sommet, sinon le sommet de la mystique musulmane.

Le «cardeur»

Ab l-Mugh 稜th al- ネusayn b. Man ル r b. Ma ムam al-Bay ボ wi, surnommé al- ネall dj, «le cardeur» (des consciences), est né dans un petit village du sud de l’Iran; il alla très tôt à W si レ, centre purement arabe, une des principales villes de l’Iraq. Très jeune il se sentit attiré vers une vie consacrée à Dieu seul. En 875, il vint à Bagdad où il fréquenta les milieux ル fis, vivant près de Amr al-Makk 稜, puis il suivit l’enseignement de Djunayd, un des représentants de l’école les plus en vue, posé, équilibré, savant, prudent et très conscient des périls d’hétérodoxie qui guettaient les âmes adonnées au ル fisme. En bon et pieux musulman, al- ネusayn ibn Man ル r entreprit en 895 le pèlerinage de La Mecque où il demeura un an dans la solitude, menant une vie des plus austères.

De retour à Bagdad, il resta encore quelque temps avec les ル fis de la capitale. Mais bientôt il se sentit appelé dans une autre voie; sa conception de la mystique, de l’union à Dieu, ses idées sur l’apostolat ne concordaient pas avec celles de ses maîtres. Certes, il affirmait, comme eux, qu’il fallait rester fidèle à la tradition, accomplir avec soin les prescriptions de la Loi; mais il estimait que les rites de la religion devaient contribuer à la sanctification personnelle de celui qui les accomplissait. Celle-ci ne pouvait pas rester le lot d’un groupe privilégié, seul bénéficiaire de la prédiction ル fie; il fallait s’adresser à tous les musulmans, aux endurcis comme aux autres. ネall dj se sent une âme d’apôtre conquérant; il veut rappeler à ceux qui l’ont oublié ou qui ne le savent même pas l’imminence du Jugement de Dieu, la nécessité de la pénitence, l’obligation de s’offrir à Dieu par la prière, et plus encore de l’aimer, lui qui réserve à chaque homme les joies prééternelles du paradis.

Par son amour des âmes, al- ネusayn ibn Man ル r acquiert une grande perspicacité; il les pénètre, il les devine; c’est pourquoi on l’appelle «le cardeur des consciences» ( ネall dj al-asr r ), le surnom qui lui restera.

Pendant cinq ans, il parcourt, infatigable, les deux provinces persanes du Khur s n et du Fars. Devenu prédicateur errant, il rompt presque aussitôt avec les ル fis, quitte le froc blanc ( ル f ) pour le caftan à manches des soldats ( ャab ’ ), ou la mura ャャa‘a rapiécée de l’ascète. Puis il commence à se lier avec «les gens du monde», c’est-à-dire avec les «laïcs», se tenant au courant des idées du jour, fréquentant les savants comme les ouvriers, pour partager les soucis et les tracas de leur vie. Il se fait tout à tous, adoptant le langage, voire le mode de pensée de ses interlocuteurs, au point que ses ennemis l’accusent de continuelles palinodies.

Il revient passer un an à Bagdad pour repartir en 905, par mer, pour l’Inde, remonte aux limites du Turkestan, jusqu’aux confins de la Chine, continuant à prêcher et à écrire. Il est le premier musulman qui ait cherché à convertir les hindous et les Turcs.

Au retour de son second voyage, de nombreux disciples lui écrivent et l’honorent de surnoms quelque peu étranges pour des personnes soucieuses d’orthodoxie: «celui qui secourt», «celui qui donne à manger», «celui qui sait», «celui qui est ravi en Dieu». À l’encontre des «saints» classiques du ル fisme, qui faisaient certains prodiges (kar m t ) en privé, pour un petit cercle d’initiés, et ne s’en prévalaient pas comme d’un privilège, al- ネall dj accomplit des miracles en public, miracles que, par analogie avec ceux des prophètes (mu‘djiz t ), il présente comme les «signes» d’une vision divine. C’est alors que les ル fis, atterrés, le désavouent avec éclat.

Extase et personnalité

Ce qui choque le plus profondément les s fis, c’est sa théorie de l’union divine. Ne prétend-il pas que, dans l’union consommée en Dieu (f 稜‘ayn al-djam ‘), les actes du saint, tout en restant volontaires et délibérés sont entièrement sanctifiés et divinisés? À l’encontre de Djunayd, son ancien maître, qui brisait par les rites la personnalité du mystique, et d’al-Bis レ m 稜 qui la dissociait par l’ivresse extatique, al- ネall dj affirme que l’unité avec Dieu perfectionne la personnalité, la consacre, la divinise, en un mot que Dieu en fait son organe libre et vivant.

Ce dialogue avec Dieu, dont la présence est sentie au plus profond de son âme, il l’exprime en termes d’une rare vivacité:
DIR
\
Me voici, me voici, ô mon but et ma confidence, Me voici, me voici, ô mon but et mon sens.
Je T’appelle... non, c’est Toi qui m’appelles à Toi. Comment T’aurais-je invoqué: «C’est Toi», si tu ne m’avais assuré: «C’est Moi»?
Ô essence de l’essence de mon existence, ô terme de mon dessein, Ô Toi mon élocution et mes énonciations et mes balbutiements,
Ô tout de mon tout, ô mon ouïe et ma vue, ô ma totalité, ma composition et mes parts.
Nul ne sait ce qui m’est advenu, sinon Celui qui s’est infondu dans mon cœur.
Celui-là sait bien quel mal m’a atteint, et de son vouloir il dépend que je meure et revive.../DIR

La passion d’al- size=5ネall size=5dj

Cette prédication qui rayonnait dans les souks de Bagdad ne tarda pas à soulever contre al- ネall dj la triple opposition des milieux mystique, juridique et politique. Et cela sous une triple inculpation: par la publicité faite autour de ses miracles, ネall dj s’égalait aux prophètes; en déclarant, dans un moment d’extase: «Je suis la Vérité» (An l- ネak ャ ), il usurpait le pouvoir suprême de Dieu, mettant en danger et la foi musulmane et la sûreté de l’État; enfin, sa théorie de l’amour divin était considérée par les canonistes comme entachée de manichéisme (zanda ャa ) et attentatoire à la transcendance de Dieu.

Autant de motifs qui rendaient al- ネall dj passible de mort. Il fut arrêté, accusé d’être un missionnaire carmate et de prétendre que l’obligation légale de l’islam pouvait être interprétée allégoriquement. Son procès traîna. Il sentait que ses ennemis en voulaient à sa vie, qu’ils cherchaient par tous les moyens à le rejeter de la communauté pour pouvoir le mieux condamner. Mais il ne craignait pas la mort, il la désirait même et ne s’était pas fait faute de le leur dire:
DIR
\
Tuez-moi donc, mes féaux camarades, c’est
dans mon meurtre qu’est ma vie;
Ma mort, c’est de [sur]vivre, et ma vie, c’est de mourir.
Je sens que l’abolition de mon être est le plus noble don à me faire,
Et ma survie tel que je suis le pire des torts,
Ma vie a dégoûté mon âme parmi ces ruines croulantes,
Tuez-moi donc, et brûlez-moi, dans ces os périssables;
Ensuite, quand vous passerez près de mes restes, parmi les tombes abandonnées,
Vous trouverez le secret de mon Ami, dans les replis des âmes survivantes./DIR

Al- ネall dj fut mis au pilori, puis resta emprisonné pendant huit ans à Bagdad. Un second procès se termina par une sentence capitale: le 27 mars 922, il fut flagellé, mutilé, accroché à un gibet et finalement décapité. Son corps fut brûlé et ses cendres jetées dans le Tigre.

Trois questions se posent qui aideront peut-être à préciser la signification de la vie et de la mort d’al- ネall dj.

Tout d’abord, dans quelle mesure peut-on soutenir que ce dernier appartient à la communauté musulmane? Sa condamnation comme hétérodoxe par les juristes et les docteurs de son temps ne semble-t-elle pas l’en exclure? Mais il faut bien admettre qu’il ne se situa jamais en dehors de cette communauté à la façon de certains gnostiques ésotériques aberrants. Bien plus, il accepta à l’avance le jugement qui le frappait, légitimant en quelque sorte le zèle de ses bourreaux. Un témoin de sa mort rapporte qu’au pied de son gibet il disait: «Or, ceux-là qui sont Tes serviteurs se sont réunis pour me tuer par zèle pour Ton culte et par désir de se rapprocher de Toi. Pardonne-leur. Car si Tu leur avais dévoilé ce que Tu m’as dévoilé, ils n’eussent pas agi comme ils ont agi; et si Tu avais dérobé à mes regards ce que Tu as dérobé aux leurs, je ne subirais pas l’épreuve que je subis. Louange à Toi pour ce que Tu décides.» En outre, la très active sympathie que lui témoignèrent à Bagdad, lors de son procès, les hanbalites – les musulmans les plus soucieux qui soient de fidélité à la tradition – n’est-elle pas en faveur de son «orthodoxie» malgré la condamnation des docteurs de la «Loi»?

On peut se demander, en deuxième lieu, quel est le sens de ce que Louis Massignon appelle le «martyre» de ネall dj. De quel témoignage celui-ci était-il porteur? Ne peut-on pas, en remontant la courbe de sa vie, y déceler, dès son jeune âge, cette soif du sacrifice allant jusqu’au sang versé, comme signe de don total à Dieu, d’un témoignage de son amour? Quand la souffrance de l’âme et du corps est finalisée par l’amour, ne devient-elle pas la voie royale qui conduit à Dieu? Comment ne pas rappeler ici l’affirmation de ネall dj: «Nul n’adore Dieu par un acte qui Lui soit plus agréable qu’en L’aimant», car, «en Son Essence, l’Amour est l’essence de l’essence»?

On a voulu faire de ネall dj un panthéiste. Mais il serait bien injuste de le soutenir. En effet, son témoignage se fonde, d’une part, sur son expérience de l’acte créateur de Dieu, qui est un acte d’amour gratuit et libre, et, d’autre part, sur l’expérience qu’il a de sa présence dans son cœur et de son union spirituelle personnelle avec lui. C’est Dieu qui se témoigne lui-même par les lèvres de son serviteur transformé par sa grâce; d’où la célèbre locution théopathique de ce mystique: «Moi, je suis la Vérité» (An l- ネa ャャ ) qui fut une des causes de sa perte.

Enfin – dernière interrogation –, l’expérience ムall djienne ne serait-elle pas due à une influence chrétienne plus ou moins consciente? N’a-t-il pas dit, prévoyant en quelque sorte sa mort violente: «C’est dans la religion de la croix (al- ルal 稜b ) que je mourrai»? À l’encontre d’une telle position, on peut dire qu’il ne s’agit pas ici de la croix sur laquelle est mort le Christ, puisque les musulmans ne croient pas à la crucifixion, mais du gibet d’opprobre que cela représente. Il est beaucoup plus probable que cette expérience ムall djienne est avant tout le fruit d’une méditation du Coran, intensément intériorisé. Qu’elle n’ait pu cependant se réaliser que par un dépassement des valeurs musulmanes, ou, pour employer une expression de Roger Arnaldez, par une «dilatation des conceptions musulmanes», on pourrait à la rigueur l’admettre. Quoi qu’il en soit, l’histoire spirituelle d’al- ネall dj est l’une des plus belles de la mystique islamique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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